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Au sommet des Alpes ou à la rencontre d'une nature Sublime

  • Photo du rédacteur: Marine Perrone
    Marine Perrone
  • 20 mars 2020
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 26 juin 2020


William Brockedon, The Ortler-Spitz, gravure, 1828-29

William Brockedon, The Ortler-Spitz, gravure, 1828-29

Le supplice de la traversée des Alpes, un passage obligé vers l’Italie inspirant la terreur et un désintérêt pour la haute montagne, teinté de quelques rares exceptions, traversa le Moyen-Age jusqu’au début du XVIIIe siècle. Cette perspective faisait-elle néanmoins vraiment l’unanimité ?

Les visiteurs anglais furent les premiers à évoquer le caractère Sublime positif des Alpes Suisses dans leurs récits de voyages à partir de la fin du XVIIe et début du XVIIIe siècle. C’est au milieu du XVIIIe siècle que la transformation des perceptions s’encra dans les mentalités.

La poésie de Albrecht von Haller (Die Alpen, 1729) est, dans ce sens, fondatrice d’une nouvelle valorisation des Alpes Suisses. Cet auteur, botaniste et penseur des Lumières, et bien d’autres après lui, ne se contentera pas de décrire une image fidèle des montagnes suisses. Il va construire une perception « idéalisée » du paysage alpin suisse dont les retombées sur le marché des arts expliquent la prolifération des productions artistiques.

Le tourisme alpin voit le jour renforcé par le « Grand Tour » et la grande mode du voyage. Ce qui se joue entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle est à l’image d’une société en tension entre tradition et renouveau sur le plan littéraire, scientifique et artistique.

Une effervescence d’intérêt pour les Alpes Suisses entre le milieu du XVIIIe et la fin du XIXe siècle

Des disciplines scientifiques nouvelles[1] émergent avec la diminution de l’emprise de la religion et l’apparition d’une conscience de l’ancienneté de la Terre. Ceci est à l’image de la volonté de compréhension et de rationalisation de l’environnement, impulsée par les Lumières, dont les Encyclopédies matérialisent le témoignage[2]. La science s’associe aux arts pour rendre le savoir accessible et lisible. Elle utilise le registre visuel dans l’objectif de communiquer des découvertes scientifiques à un vaste public.

C’est ainsi que les interactions entre scientifiques et artistes deviennent de plus en plus assidues, les entraînant main dans la main à la découverte de la haute montagne à travers des expéditions de longue haleine[3].

L’intérêt scientifique est aussi teinté d’une nécessité de s’orienter pour les voyageurs[4]. Des repères géographiques seront ainsi fournis par les journaux et guides de voyage toujours plus nombreux. Ainsi se dessinent les prémices d’une valorisation du paysage montagnard. Elle prendra son assise sous la plume de Albrecht Von Haller (1708-1777), qui fait l’éloge de ces lieux ressourçant permettant la redécouverte d’un équilibre primitif avec la nature, dans « Die Alpen », 1729[5].

Caspar Wolf, artiste suisse, est considéré comme le premier peintre qui se déplaça en haute montagne pour produire des œuvres mettant en évidence la géologie des roches[6]. Remarqué par Abraham Wagner, un éditeur bernois, il participa à une expédition savante en tant que « reporter ». A cette époque, la photographie n’existait pas et le rôle de l’artiste documentaire se situait dans sa capacité à produire une synthèse immédiate du réel[7]. Il produisit ainsi pas moins de 200 images pour agrémenter une publication, aboutissement du travail proposé par Wagner[8], intitulée « Vues remarquables des montagnes de la Suisse avec leurs descriptions » (1776)[9].


Caspar Wolf, Le glacier de Lauteraar 1776, huile sur toile 54 x 82 cm, Bâle, Kunstmuseum

Caspar Wolf, Le glacier de Lauteraar 1776, huile sur toile 54 x 82 cm, Bâle, Kunstmuseum



Dans son œuvre Le glacier de Lauteraar datant de la même année, la grandeur des montagnes dont la structure géologique est soigneusement reproduite, est accentuée par la petitesse du groupe de personnages[10]. Ils attirent l’œil par un effet de lumière dirigé sur eux. Ce sont les géographes et scientifiques que Wolf représente en plein travail avec leurs outils. L’un deux, situé en haut de l’amas de roche et concentré à l’ouvrage, est en fait un autoportrait de l’artiste qu’on reconnait à son chevalet[11]. On peut ainsi constater que Wolf positionne son travail à l'égale de celui des savants, analysant lui aussi les phénomènes géologiques.

Le tout repose sur une mise en scène qui accentue la prise de risque dans l’expérience de la haute montagne ; toujours considérée comme un lieu de danger. L’équilibre incertain dans lequel se trouve le peintre ou l’équipement douteux des alpinistes en témoignent[12].

Cette citation de Saussure qui décrit le travail de Wolf met en exergue une conception nouvelle du rôle des artistes, qui se doivent d'être érudits et précis :



« Les étrangers accourent en foule pour contempler (les sommets et curiosités naturelles que l’on rencontre) ; il paraît des descriptions souvent revieillies avec trop peu de soin et qui ne sont que le fruit d’un voyage fait à la hâte… (grâce aux gravures de Wolf) chacun pourra voyager dans son cabinet, contempler à loisir ces miracles de la création et en prendre une idée exacte et vraie»

Saussure, «Description détaillée des vues remarquables de la Suisse», ascension du Mont-Blanc, 1779, tiré de : LHOT 2000, p.116.


Les hauteurs alpines et le Sublime

Par là se dessine aussi une dimension supplémentaire. Il s'agit de penser les Alpes comme un lieu attractif pour des voyageurs qui sont toujours plus férus de sensations fortes.


En effet, les artistes et écrivains étrangers (majoritairement anglais) alimentent eux aussi l'engouement des voyageurs pour les régions sauvages et participent à l’évolution de l’opinion publique. Grâce à leurs illustrations sublimes des cimes, ils habituent la vision des contemporains dont l’appréhension dépréciative et terrifiée se convertit en désir de vivre l’expérience alpine[13].

L’esthétique du Sublime présente la puissance des éléments naturels qui écrasent l’être humain souvent solitaire et piégé dans des espaces retirés qui le dominent, loin de la civilisation.

Le marché de l’art et des souvenirs de voyages représentant les cimes est aussi très développé en Angleterre où des graveurs comme Bartlett (1809-1854) produisent des cartes postales sombres et tourmentées, à l’image de la théorie dont le succès est large et l’influence massive sur l’art anglais du XVIIIe siècle : l’esthétique du Sublime. En témoigne cette œuvre de Bartlett intitulée Mer de glace (1836).



William Henry Bartlett, Mer de glace, gravure, 1836.

William Henry Bartlett, Mer de glace, gravure, 1836



Dans les œuvres présentant les Alpes, on se situe dans le « sublime naturel »[14] qui prend sa source dans la transposition d’un vécu émotionnel face à un événement naturel, en l’occurrence catastrophique, à l’image d’une grandeur divine que la science tend à explorer[15].

Le spectateur est actif face à l’œuvre sublime qui fait intervenir une part d’imagination[16]. L’artiste lui s’élève au rang de visionnaire et son art est sacralisé grâce à son attachement à la philosophie, l’esthétique, qui lui donne un statut légitimé dans la société. À cheval entre le religieux et le séculier, on lui attribue une mission sociale[17].

Burke dans son ouvrage A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful en 1757[1] a fondé les principes du Sublime en philosophie esthétique. Celui-ci semble ainsi naître au milieu des Alpes :



« Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger : c’est-à-dire, tout ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est source du sublime ; ou, s’il l’on veut, peut susciter la plus forte émotion que l’âme soit capable de sentir. [...] Une vaste montagne tapissée d’un gazon vert et brillant, n’est rien, sous ce rapport, si on la compare à une montagne aride et sombre ; le ciel voilé de nuages est plus pompeux qu’alors qu’il découvre toute sa pureté de son azur ; et la nuit est plus solennelle, plus sublime que le jour. »

BURKE, A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful, 1973, p.69 et p.148.


La terreur que ces hautes cimes sombres et tourmentées inspirent marque l’apogée d’une nouvelle conception de l’art et de la Suisse au XVIIIe siècle.

C’est, encore une fois, avec Caspar Wolf qu’apparaît, dans les productions locales, l’esthétique Sublime comme on le voit dans son oeuvre Les Séracs du glacier inférieur de Grindelwald avec un coup de foudre (vers 1775). Il est le premier à avoir transposé le thème de la tempête au thème de la montagne ayant décelé dans le paysage de son enfance les qualités de l’agréable l’espèce d’horreur[18].


Caspar Wolf, Les Séracs du glacier inférieur de Grindelwald avec un coup de foudre, vers 1775, huile sur toile, 54 x 82 cm. Aargau Kunsthaus, Aarau

Caspar Wolf, Les Séracs du glacier inférieur de Grindelwald avec un coup de foudre, vers 1775, huile sur toile, 54 x 82 cm. Aargau Kunsthaus, Aarau



Wolf rencontra Loutherbourg (1740-1812) dans l’atelier de Vernet à Paris[19]. Un autre artiste suisse qui exposa à Paris et à Londres. Ce dernier, partit de Paris, s’installe à Londres[20] où il fait un coup d’éclat avec son œuvre Une avalanche de glace dans les Alpes (1803) exposée à la Royal Academy en 1804. Un séjour en 1787 sur sa terre natale, en Suisse, s'était apparemment révélé inspirant et rentré à Londres, l’année suivante, l’artiste produit cette œuvre qui reprend les codes du Sublime.



Loutherbourg, Une avalanche de glace dans les Alpes, dans la vallée de Lauterbrunnen, 1803, 109.9 x 160 cm, huile sur toile, Tate Gallery

Loutherbourg, Une avalanche de glace dans les Alpes, dans la vallée de Lauterbrunnen, 1803, 109.9 x 160 cm, huile sur toile, Tate Gallery



Dans cette toile, les personnages minuscules, impuissants et admiratifs face à puissance immense de cette nature de haute montagne illustrent bien la terreur selon Burke[21] :



« […] tout ce qui est terrible à l’égard de la vue, est sublime aussi, soit que cette cause de terreur s’unisse à la grandeur de dimension, ou non ; car il est impossible de regarder comme frivole ou méprisable une chose qui peut être dangereuse. »


BURKE 1973, p.102-103.



Les deux artistes suisses évoqués sont parmi les rares suisses à peindre sur toile le paysage montagne Sublime en suisse. Plus tard, au tournant du milieu du XIXe siècle, François Diday est de ceux qui firent de la représentation du paysage alpin véritablement un art, au niveau de la production locale. Comme en témoigne son oeuvre gigantesque Rosenlaui bei Meiringen (1853).



François Diday, Rosenlaui bei Meiringen, 1853, huile sur toile, 98x78.5cm, Collect. particulière, Zurich



Il joue avec une part de théâtralité pour accentuer les traits Sublimes des cimes, dont les peintures passionnées sont hautes en sensationnalisme. Cela avait produit une grande stupéfaction de la part du public, dans les mêmes conditions que le décrivait Burke :



« L’étonnement […] est l’effet du sublime dans son plus haut degré ; les effets inférieurs sont l’admiration, la vénération et le respect. »


BURKE 1973, 102.

Mais le plus grand des peintres suisses en la matière est l’élève de Diday ; Alexandre Calame (1810-1864). Il marque l’apogée d’une iconographie Sublime au regard des Alpes suisses. Pourtant, rien ne destinait le jeune Calame à cette carrière internationalement triomphante. Né dans une famille pauvre il commence par travailler, à 16ans, en tant que colorieur de gravures touristiques pour arrondir ses fins de mois. C’est là qu’il est remarqué par son employeur qui l’envoie prendre des cours chez Diday. Il voyage plus tard en Europe [22] et expose à Paris, où ses tempêtes sont appréciées et le propulsent dans une escalade de succès[23].


Alexandre Calame, Torrent de montagne par orage, 1848, huile sur toile, 83,5 x 113,5 cm

Alexandre Calame, Torrent de montagne par orage, 1848, huile sur toile, 83,5 x 113,5 cm


Tout comme Caspar Wolf, Calame se déplace en haute montagne pour s’inspirer et faire des croquis. Mais, pour sa part, il compose ensuite de toute pièce, dans son atelier, des œuvres qui misent sur la puissance émotionnelle du Sublime[24]. Un vocabulaire visuel poignant qu'on observe dans sa toile Torrent de montagne par orage (1848).

En conclusion, entre le XVIIe et le XIXe siècle, à travers leurs toiles, gravures et aquarelles, les artistes suisses ou étrangers, accompagnés de scientifiques et d'hommes de lettres, ont ainsi façonnée une identité suisse qui se reflète dans l’image Sublime des Alpes.

La nature et sa force qui terrorisait et paradoxalement passionnait aussi les amateurs de Sublime est d'autant plus vivante dans cette période d'incertitude qu'est la nôtre, en ce début d'année 2020...

Une pensée pour tous les gens touchés par le coronavirus et pour ceux qui sont encore à l'abris, prenez-soin de vous !

Marine Perrone, 20.03.2020

Bibliographie :

Sources d'époque

BURKE, Edmund. Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau. Traduit de l’Anglais sur la Septième Edition, avec un Précis de la Vie de l’Auteur, par Lagentie de Lavaïse, « Sciences de l'homme », Paris : Librairie Philosophique J. VRIN, 1973.

Saussure, «Description détaillée des vues remarquables de la Suisse», ascension du Mont-Blanc, 1779, tiré de : LHOT Patrick, Peinture De Paysage Et Esthétique De La Dé-mesure : XVIIIe Et Début XIXe Siècle, Ouverture Philosophique, Paris, L'Harmattan, 2000.

Littérature

BEYER, Andreas, BRINKMANN Bodo, VON DER BRÜGGEN Viktoria, GEORGI Katharina, MONNEY Gilles and SUTER-RAEBER Regula (éd.), Caspar Wolf and the Aesthetic Conquest of Nature, cat. exp. Kunstmuseum Basel, Ostfildern, Hatje Cantz, 2014.

BLANNING Tim, The Romantic Revolution, London, Phoenix, 2010.

Caspar Wolf : Ein Panorama Der Schweizer Alpen, cat. exp. Aargauer Kunsthaus, 2001.

DUFFY Cian, Cultures of the Sublime : Selected Readings, 1750-1830, Houndmills, Basingstoke/New York, Hampshire/Palgrave Macmillan, 2011.

DRAHOS Alexis, Orages et Tempêtes, Volcans et Glaciers, les peintres et les sciences de la terre au XVIIIe siècle et XIXe siècle, Edition Hazan, 2014.

HAUPTMAN William, La Suisse Sublime Vue Par Les Peintres Voyageurs, 1770-1914, cat. exp. Fondation Thyssen-Bornemisza Villa Favorita, Lugano, et Musée D'art Et D'histoire, Genève, Lugano/Milano, Electa, 1991.

JEAN-PETIT-MATILE Maurice, Les Alpes vues par les peintres, Paris/Lausanne, Edita/Vilo, 1987.

LEFEUVRE Olivier, Philippe-Jacques De Loutherbourg, 1740-1812, Paris, Arthena, 2012.

REICHLER Claude, Les Alpes Et Leurs Imagiers : Voyage Et Histoire Du Regard, Le Savoir Suisse 95, Lausanne, Presses Polytechniques Et Universitaires Romandes, 2013.

TREMBLET Aurélie, « Du Sublime de la montagne chez Philip James de Loutherbourg et Joseph Mallord William Turner », Journal of Alpine Research, Revue de géographie alpine, 104-2, 2016, http://journals.openedition.org/rga/3384, consulté 5.01.2019

VETTERLI Agata, Alexandre Calame : Peintre Des Alpes, Grandart. Genève: Ed. Notari, 2008.

VINCENT Patrick, La Suisse Vue Par Les écrivains De Langue Anglaise, Le Savoir Suisse 58, Lausanne, Presses Polytechniques Et Universitaires Romandes, 2009.

Notes de bas de page :

[1] Ces nouvelles sciences sont entre autres la géologie, volcanologie, glaciologie, paléontologie, sur lesquelles l’attention se renforce avec la publication de G. Guvier et sa théorie du catastrophisme qui aura un impact considérable au siècle XIXe siècle. DRAHOS 2014, p.6-7.

[2] Ibidem.

[3] Ibidem.

[4] JEAN-PETIT-MATILE 1987, p. 7-10.

[5] HAUPTMAN 1991, p.14-16.

[6] JEAN-PETIT-MATILE 1987, p. 54.

[7] REICHLER 2013, p.123.

[8] Caspar Wolf : Ein Panorama Der Schweizer Alpen. Aarau: Aargauer Kunsthaus, 2001.

[9] REICHLER 2013, p.74. Dans le texte de Samuel Wittenbach.

[10] Les figures dans les oeuvres de Wolf sont souvent ajoutées dans le paysage à postériori, en atelier, quand l’artiste, muni de ses croquis faits sur le vif, s’attèle à la peinture à l’huile. BEYER (& al.) 2014.

[11] JEAN-PETIT-MATILE 1987, p. 54-57.

[12] JEAN-PETIT-MATILE 1987, p. 56.

[13] VINCENT 2009, p.17.

[14] DUFFY 2011, p.1.

[15] Ibid., p.1-2.

[16] Ibid., p.91-95.

[17] BLANNING 2010, p.36-45.

[18] Caspar Wolf : Ein Panorama Der Schweizer Alpen 2001, p.12-26.

[19] BEYER (& al.) 2014, p.73-74.

[20] LEFEUVRE 2012, p.48-50.

[21] TREMBLET 2016, p.3 et p.9.

[22] VETTERLI 2008, p. 6-12.

[23] Il expose notamment pour la 2e fois au Salon de 1839. Ibidem, p.16.

[24] VETTERLI 2008.

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